A distance, comment éviter de tomber dans l’excès de contrôle ?

Excès de contrôle managerial

« On nous a demandé de contrôler la production de chaque collaborateur, tous les jours ».

L’excès de contrôle est l’un des pièges dans lequel le manager tombe le plus facilement lorsque son équipe est dispersée[1].

En temps normal, le manager a un accès direct, « passif » aux membres de son équipe. Il les voit évoluer, entend leurs conversations, vit au milieu d’eux ou passe une tête de temps en temps dans leur bureau. Les temps formels et informels d’échange permettent de s’assurer que les choses avancent. Presque sans s’en rendre compte le manager sait (ou croit savoir…) ce qu’il se passe.

Avec la mise à distance, tout ceci disparaît. Car cette dispersion a comme effet de rendre les collaborateurs « invisibles »[2] aux yeux du manager. Il faut littéralement faire une confiance aveugle à son équipe. Ça se fait parfois de manière fluide. Parfois moins.

Le manager peut alors tomber dans plusieurs pièges (liste non exhaustive…) :

Piège #1 - "Je m'épuise à tout contrôler"

Le piège le plus évident est de tomber dans le micro-management à distance. Le manager appelle tous ses collaborateurs trois fois par jour (pour savoir comment ça va, comment ça avance, comment ça avance vraiment, etc.). Il vérifie la présence au poste de travail (à domicile), la production, appelle à tout moment en visio pour vérifier que l’on n’est pas parti se promener, etc. Lorsque le manager fait cela, ce n’est pas par méchanceté, mais pour se rassurer. Et parfois aussi parce qu’il a besoin de se sentir visible malgré l’invisibilité et qu’il n’a trouvé que cette méthode pour compenser l’invisibilité : l’hyper-présence virtuelle…

Piège #2 - "Je ne te vois plus avec mes yeux, je te verrai avec mes KPIs "

Le deuxième piège serait de changer d’outil d’observation. Puisque je ne peux plus observer naturellement mes collaborateurs « en action », alors je vais mettre en place de nouveaux capteurs. Capteurs de production, de performance, de résultats. Nombre de dossiers par jour, nombre d’appels clients passés, niveau d’avancement du projet, … Je crée les « Indicateurs de Performance Clés » (Key Performance Indicators, KPI pour les intimes [3]) qui vont me servir de lunettes de substitution. Avec un raisonnement simple : si les KPIs sont bons alors tout va bien, si les KPIs sont mauvais, alors je dois m’inquiéter.

C’est un piège. Pour au moins trois raisons.

D’abord, parce que la production (par le collaborateur) et l’analyse (par le manager) de nouveaux KPIs est coûteuse en temps, en énergie, et en qualité de relation pour tout le monde. En contexte de crise où la charge est élevée et l’incertitude forte, si on peut s’épargner du travail en plus, ce n’est pas du luxe. Et les collaborateurs pourraient très mal le vivre (« Avoir plus de travail pour être mieux surveillés en contexte de crise ? non merci »).

Ensuite parce que ce type de « manager de substitution » peut rendre paresseux. Le manager se limite à contrôler des indicateurs, mais perd la curiosité du terrain. Il oublie de s’intéresser au contexte de travail du collaborateur, et peut tomber dans le piège de l’étiquetage[4].

Enfin, et surtout : Il donne « l’illusion du contrôle ». Mes indicateurs sont peut-être au vert, mais quel est le niveau d’effort fourni par les équipes pour obtenir ces résultats ? Est-ce durable ? Est-ce que ces indicateurs sont fiables ? manipulables ? Ai-je bien tout vérifié ? La mise en place d’indicateurs n’est pas forcément rassurant. Au contraire, cela peut même ajouter au stress de ne pas piloter, invitant à ajouter des indicateurs, augmenter la fréquence, etc.

Piège #3 - "Je me rassure par des injonctions"

A distance, on peut facilement tomber dans le piège de l’injonction, qui est un mode de management typique lorsqu’on a l’impression de ne pouvoir communiquer qu’à sens unique (par manque de temps ou d’habitude). Puisque je ne maîtrise pas ce qui est fait, comment cela est fait, si c’est bien fait, alors je vais me rassurer en répétant le plus souvent et le plus fort possible ce qu’il faut faire. « Je compte sur toi », « C’est important », « On ne peut pas se louper là-dessus ». Avec l’hypothèse implicite que cela aide à avancer dans le bon sens.

Piège #4 - "Je délègue intégralement et j’espère que tout ira bien"

Contraint par une charge de travail très importante, sensibilisé à la nécessité de laisser un maximum d’autonomie à ses collaborateurs, coincé de réunion en réunion, le manager peut se dire « advienne que pourra ». Au risque de ne pas en dormir la nuit. Tout déléguer d’un coup peut être une grande source de peur. Au risque soit d’en perdre la santé, soit, en cas de problème, de reprendre le contrôle de manière brutale pour « sauver les meubles ».

Mais souvent le réel est taquin. Et les choses ne vont pas dans le sens attendu. Alors le manager va s’inquiéter, et répétera encore plus fort et plus souvent ce qu’il faut faire. Sans pouvoir rien changer à la situation. Ce qui va l’inquiéter, etc. etc.

Pour ne pas tomber dans ces pièges, quelques clés :

1/ Verbaliser ce qui vous inquiète

Pour éviter le piège de l’excès de contrôle, la première chose à faire est de verbaliser ses peurs auprès des membres de son équipe (en bilatéral ou en équipe) :

« En ce moment on ne se voit pas, et il y a un sujet très important pour moi, qui limite m’empêche de dormir, c’est que nous n’arrivions pas à sécuriser le bon niveau de qualité sur le projet XX. Le reste est moins important pour moi. Comment pourrions-nous organiser le travail pour que l’on sécurise cela, et que je sois rassuré ? »

Une fois vos peurs partagées (qui seraient à la source d’un excès de contrôle de votre part…), il est plus facile de trouver ensemble des modalités de travail (incluant une part de contrôle bien dosée) qui :

  • Maintienne le niveau de motivation du(des) membre(s) de votre équipe
  • Vous permette de dormir tranquillement sans vous inquiéter
  • Permette aussi aux membres de votre équipe de dormir tranquillement sans se sentir seuls avec leurs problèmes

2/ Avoir un dialogue sur la façon de faire

Dans le même esprit, assumez le fait d’être, à distance, un peu plus « cadrant » qu’à votre habitude sur les façons de faire. Attention : il ne s’agit pas de produire des procédures détaillées à appliquer par votre équipe pour chaque micro-activité du quotidien. Mais de provoquer un dialogue avec chacun sur la façon dont ils pensent faire les choses, et de proposer d’autres approches si nécessaires. Cela évite à votre collaborateur de tâtonner (en période de crise c’est une économie d’énergie utile), cela vous rend solidaire de l’enjeu à adresser, cela vous rassure sur le fait que ce sera bien fait (et donc vous évitera la tentation de contrôler a posteriori), cela permet de s’aligner sur des pratiques (et économisera du temps pour plus tard).

3/ Ne pilotez pas par KPIs, pilotez par feedbacks

Faire des feedbacks ajustés, réguliers et constructifs, même sur de toutes petites choses, est très aidant en ce moment. Chaque membre de votre équipe, parce qu’il est loin, se retrouve seul face à ses problèmes. Vous pourriez donc lui être très utile en lui faisant des feedbacks. Pour cela, pas besoin de se rajouter des réunions dans des agendas déjà bien chargés. Ce sont des petits moments où vous partagez un feedback positif, un axe d’amélioration, « à chaud », en quelques minutes. Pour cela, l’idéal est de savoir bien faire un feedback : être précis sur les faits, sur les conséquences, sur ce qui a bien fonctionné et pourrait être amélioré.

Ces trois clés vont dans le même sens : elles vous évitent de vous mettre à distance du terrain, ce qui est souvent une grande source de frustration et de stress pour les managers.

 

Adrien Fender

 

 

[1] Pour rappel (cf. articles précédents), une équipe est dispersée lorsque ses membres ont des difficultés à se retrouver tous ensemble au même endroit, au même moment : équipes partiellement ou totalement en télétravail, équipes de certains sites industriels, entrepôts ou bureaux, etc. où les contraintes sanitaires sont telles que les collaborateurs se retrouvent isolés les uns des autres, avec peu d’occasions d’échanger dans de bonnes conditions, etc.

[2] Je renvoie ici encore une fois aux travaux de L. Taskin sur le télétravail : Taskin, Laurent. Télétravail : les enjeux de la déspatialisation pour le management humain. In: interventions économiques, vol. 34, P. 73-94 (02/2006)

[3] Nous ne parlons pas ici des indicateurs de performance (KPI) habituellement utilisés par l’entreprise pour piloter son activité, mais bien d’indicateurs spécifiques, inventés et produits pour l’occasion, afin de palier la contrainte du travail à distance. Nous avons identifié des évolutions de cette nature, pendant la première période de confinement notamment.

[4] Cf. Article #3 sur la gestion des conflits à distance